la brèche sur plan

Nietzsche fait son numéro

Dans le cadre des « résidences laboratoires » instituées par le Centre des arts du cirque de Basse-Normandie, la comédienne et metteur en scène Laurence Mayor prépare un projet autour de l’œuvre de Nietzsche qui s’enrichit de l’apport des circassiens.

22.10.2007

Thomas Ferrand

2 Pôles Cirque en Normandie - La Brèche à Cherbourg

Avoir le temps ne devrait pas être un luxe. C’est une nécessité dans la production des spectacles vivants aujourd’hui. Le Centre des arts du cirque de Basse-Normandie, situé à Cherbourg, est une structure qui a décidé d’en faire un enjeu essentiel de sa politique artistique en donnant à des créateurs un espace de travail sans contrainte ni échéance. C’est dans le cadre de « laboratoires de recherche » que metteurs en scène, chorégraphes et circassiens peuvent se donner le temps d’amorcer un projet de cirque, de tenter l’échec, d’éprouver leur outil de travail, de faire des expériences décisive, parfois sans but précis… ou, au contraire, de préparer un projet d’envergure. Le CRAC, par la volonté de son directeur Jean Vinet, a fait le choix de défendre un cirque résolument contemporain et se consacre aux résidences et à la recherche plutôt qu’à la diffusion. Il encourage les pratiques pluridisciplinaires et met la priorité sur un cirque novateur, dégagé de son aura péjorative d’amuse-gueule complaisant. Il a permis entre autres à des collectifs non circassiens de s’essayer aux arts de la piste(1). C’est le cas par exemple de la compagnie de théâtre Rictus, qui a créé en 2006 Cannibales, sur des textes de Ronan Chéneau mis en scène par David Bobée – une première expérience circassienne qui sera notamment accueillie bientôt au Théâtre de la Cité Internationale. Mais on y a vu également Christophe Huysmans, Philippe Ménard, et le chorégraphe François Verret. Et c’est dans ce cadre de « résidence laboratoire » que la comédienne et metteur en scène Laurence Mayor fut accueillie en août dernier. Elle y a entamé un projet, pour l’instant sans titre, autour de la pensée et de l’œuvre du philosophe Friedrich Nietzsche. Elle a pu ainsi disposer du confort du CRAC de Cherbourg : 900 mètres carrés d’un espace entièrement modulable et techniquement irréprochable, avec de vraies qualités acoustiques. Jean Vinet, qui est à l’origine de cet équipement récent, a tenu à ce que la salle ne soit pas assujettie à l’imaginaire du cirque : « L’idée était que le créateur soit libre de choisir son rapport au public et de moduler l’espace suivant son désir, ce qui permet de travailler scéniquement la réception. C’est pour cela que je voulais en finir avec la circularité circassienne imposée. » C’est ce qui a permis à Laurence Mayor de faire une étape de travail qui ne soit pas formatée par les conditions de la représentation.

On connaissait Laurence Mayor en tant que comédienne pour de nombreux metteurs en scène de renom (que ce soit Jean-Pierre Vincent, Valère Novarina, Jacques Lassalle ou Frédéric Fisbach). On la connaissait également pour avoir entrepris un lourd chantier, durant près d’une dizaine d’années, sur Les chemins de Damas de Strindberg : elle avait, pour l’occasion, multiplié les stages et les résidences de recherche jusqu’à constituer une équipe d’une vingtaine de jeunes comédiens et circassiens, toutes disciplines confondues. Avec Nietzsche, elle entame donc un nouveau processus qui refuse le texte de théâtre. « Je voulais un texte où il n’y ait aucune situation de jeu », explique-t-elle, un texte qui lui permette également de poursuivre sa collaboration avec le cirque : « L’artiste de cirque est total. Le moindre de ses gestes m’apprend énormément. » Tout l’enjeu pour elle, à ce stade du travail, est justement de comprendre ce qu’elle recherche. C’est un champ d’expérimentation qui tente de retranscrire le mouvement de la pensée au travers de l’ensemble de l’œuvre de l’auteur de L’aurore et de Par delà le Bien et le Mal. Dans le verbe, Laurence Mayor voit des notions d’espaces et de temps à explorer. « Avec un mouvement, je peux écouter et entendre une pensée », dit-elle, et c’est aussi l’écoute qu’elle développe, qui est un thème privilégié de Nietzsche. Pour les répétitions, elle a recours à de nombreux temps d’improvisations tout en éprouvant les différentes disciplines : danse, mât chinois, jonglage. L’équipe expérimente d’une manière spatiale et physique tous les textes et fragments d’un philosophe qui écrivait : « Depuis que je connais mieux le corps, l’esprit n’est plus pour moi que métaphore. » Mais Laurence Mayor ne cède pas à la facilité. Elle ne reprend pas la figure du funambule du prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra, par exemple, ni même les multiples allusions à la danse qui parsèment l’œuvre de Nietzsche. Elle ne se veut pas illustrative dans sa démarche, ni donneuse de leçon, ni introspective. Avec Les chemins de Damas, elle cherchait à rapprocher le langage du monde du cirque. Sur ce projet autour du verbe nietzschéen, elle se sent paradoxalement au cœur du cirque même. L’équipe qu’elle a constituée à Cherbourg n’est pas définitive. Elle souhaite rencontrer d’autres artistes, d’autres univers, y compris chez les danseurs chorégraphes avec qui elle aimerait mener des compagnonnages sur des séries de travaux de quatre semaines. Mais c’est déjà une belle pépinière de talents qui s’adonne à la recherche : que ce soit par exemple Jani Nuutinen, circassien franco-finlandais déjà remarqué pour ses pièces Un cirque tout juste et Un cirque plus juste, ou Sylvain Julien, qui participe à Doggy Bag, création de Philippe Ménard, lui aussi accueilli en résidence au CRAC. Sans parler de Fleur Sulmont, Aurélius Lorenzi, Julien Cassier, Jérôme Fayet, le danseur Giuseppe Molino ou encore Philippe Ulysse, metteur en scène qui a travaillé ici en tant qu’assistant et dramaturge. Seul des espaces de liberté comme les laboratoires du CRAC peuvent être aussi productifs pour un artiste qui a besoin de temps et de recul.

Laurence Mayor est une femme énergique qui sait réunir des gens autour d’elle et qui déborde d’envies. Elle assure qu’après Strindberg et Nietzsche, elle s’occupera du cas Artaud. Mais déjà, elle prépare un stage dans le désert de Mauritanie sur les « Ecrits Bruts », cet ensemble de textes de personnes internées dans des hôpitaux psychiatriques qui ont été rassemblés et présentés par Michel Thévoz. Quand on l’interroge sur les raisons de ce choix, elle souligne combien ces Ecrits Bruts sont des textes « fascinants parce qu’ils tournent le dos aux lecteurs ». Une sorte de territoire ancien de la révolte du langage – « Il y a quelque chose dans ces textes qui se refuse obstinément et profondément ». Entre-temps, elle aura mis en place les prochaines étapes de travail de son « projet Nietzsche ».

  1. On notera également que le CRAC de Cherbourg favorise une dynamique d’ouverture, en faisant des partenariats audacieux, notamment avec le courageux festival La Terra Trema, qui se consacre aux musiques « libres et décomplexées », c'est-à-dire aux sonorités en tous genres.